Kum’a Ndumbe III: Preserver, promouvoir, protéger – Une perspective francophone et linguistique – La fondation AfricAvenir International au Cameroun.
Une personne dont la mémoire a été effacée ne retrouvera pas le chemin de la maison.
Participer à cette conférence « African Diaspora Heritage Trail Conference » ici à Halifax au Canada est un réel privilège. Je suis heureux d’avoir fait le déplacement pour rencontrer toutes ces sœurs, tous ces frères disséminés de par le monde et dont le cœur bat pour le destin commun de l’humanité, cette humanité qui a pris ses racines sur la terre de la mère Afrique. Le destin des peuples d’origine africaine a été bien particulier pendant ces cinq derniers siècles, et nous avons atteint aujourd’hui le seuil d’une renaissance qui s’imposera en ce début du 3è millénaire. Le programme de l’ADHT est l’une des composantes énergétiques qui oeuvrent pour l’accomplissement de cette Afrique en renaissance.
Le combat fondamental que nous avons engagé au sein de la Fondation AfricAvenir International depuis 1985 est celui du réveil de la mémoire effacée des peuples africains, peuples soumis pendant des siècles à la négation structurelle de soi-même et à l’emprunt planifié de valeurs secondaires d’autrui. Ce réveil de la conscience africaine engendre chez les peuples oppresseurs une interrogation essentielle sur eux-mêmes, sur leur propre histoire et sur leurs relations avec les peuples d’ascendance africaine et du reste du monde. Il s’agit donc d’une prise de conscience qui, partant de l’expérience africaine, conduit nos peuples et ceux des autres continents à un engagement nouveau pour le destin commun de l’humanité.
Nous sommes partis des réalités non seulement d’une Afrique dite francophone, mais de l’expérience camerounaise qui après des relations bilatérales avec les Portugais, se mua en colonisation par l’Allemagne d’abord dès 1884 et se transforma en colonisation simultanée française et anglaise après la première guerre mondiale en 1919. Après l’indépendance en 1960 et la réunification partielle des deux Cameroun de la partie française et anglaise en 1961, le Cameroun se définit aujourd’hui, en 2011 comme un pays francophone et anglophone adhérent aussi bien dans la francophonie que dans le Commonwealth. Définir et présenter le Cameroun en 2011 comme pays francophone et anglophone relève cependant d’une terrible réduction de mémoire effacée et de négation de la réalité nationale camerounaise où les citoyens utilisent tous les jours plus de 270 langues sans intercompréhension, même si ces langues peuvent se regrouper en familles linguistiques. Mais chaque jour, à la radio, à la télévision, à l’école, au parlement, dans nos relations internationales, il vous sera dit que le Cameroun est un pays bilingue anglais – français, et non pas un pays multilingue basé essentiellement sur les langues africaines. Voilà donc l’héritage d’une mémoire effacée de manière structurelle, voilà l’état de conscience des structures de décision qui gouvernent la majorité des pays africains en ce début du 21è siècle. Le système colonial et néo-colonial a façonné des Africains qui vivent dans une contradiction permanente entre leur héritage millénaire et réel, et les contraintes de réussir dans un système qui ne les accepte que s’ils se renient profondément et acceptent d’être insérés dans des structures de domination imposées par les autres. Même bardé de diplômes universitaires, l’Africain moderne doit se distinguer par un analphabétisme structurel sur soi-même, sur son passé et sur son environnement africains. Il doit briller par des modèles qui viennent d’ailleurs et qui prétendument doivent servir comme solutions aux problèmes du continent africain. Ainsi, l’Afrique moderne et mon Cameroun d’aujourd’hui sont basés essentiellement sur l’extraversion durable dans leurs systèmes politiques et juridiques, dans leurs structures économiques, dans leur communication culturelle et religieuse, sans parler de leur système de défense militaire entièrement dépendant de livraisons de matériel importé. Malgré des efforts titanesques de certains dirigeants africains conscients de l’imposture, l’Afrique est encore essentiellement gérée par des concepts, des stratégies et des politiques à long terme décidées hors du continent. Les immenses richesses africaines convoitées par les autres depuis le 19è siècle et qui ne font que s’amplifier par de nouvelles découvertes dans le sous-sol africain, au lieu de booster l’envol et le développement de l’Afrique, en font en ce 2011 un champs de bataille dévastateur, une hécatombe provoquée par les stratégies des autres, même si certains des nôtres aussi, inconscients des enjeux ou tout simplement voraces et criminels, y jouent aussi leur partition. Mais cette hécatombe ensanglante le continent, c’est nous qui mourrons et non pas les autres qui nous agressent ou qui ont élaboré ces stratégies de domination et d’extraversion durables.
L’extraversion durable érigée en système d’éducation et de gouvernement exige de l’Africain moderne que ses contacts privilégiés s’établissent non pas entre Africains d’abord, non pas entre Africains et peuples d’ascendance africaine parallèlement, mais tout d’abord, surtout sinon exclusivement entre lui et ses maîtres penseurs et stratèges extérieurs au continent africain. L’Europe et l’Amérique du nord deviennent des mirages, le cadre africain s’emploie à s’identifier à leurs modèles glorifiés comme modèles gagnants, son portefeuille et son agenda ne comprennent pas l’intérêt majeur de relations privilégiées avec les peuples et les gouvernements d’ascendance africaine dans la diaspora.
Quand dès le début des années 80 j’ai dirigé l’association nationale des poètes et écrivains camerounais et co-dirigé l’association des écrivains de l’Afrique centrale, et avec mon expérience d’enseignant universitaire, j’ai compris qu’il était très difficile de modifier le cours des choses à l’intérieur des structures officielles dans un pays qui se dit francophone et anglophone, pendant qu’il est multiculturel et multilingue au quotidien. Il fallait créer un espace d’expérience et de liberté, voué à la renaissance d’une Afrique debout. Voilà ce qui explique la naissance de la Fondation AfricAvenir International à Douala en 1985, il y a 26 ans.
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1- Collecte et archivage de témoignages de Camerounais sur la naissance du Cameroun
Je dirigeais le département d’études germaniques à l’Université de Yaoundé au Cameroun quand je me suis rendu compte que les chercheurs de toutes les disciplines confondues se heurtaient à une difficulté majeure dans l’écriture de l’histoire de la naissance du Cameroun moderne. Presque tous les documents étaient écrits en allemand, surtout en écriture gothique, et les intellectuels camerounais dits « francophones » ou « anglophones » ne pouvaient pas accéder à ces documents sans procéder à des traductions hasardeuses d’étudiants germanistes peu sûrs d’eux-mêmes. J’ai donc mis sur pied en 1982 une équipe pluridisciplinaire composée de germanistes, d’historiens, d’économistes, de juristes, d’anthropologues et de sociologues pour sillonner tout le Cameroun, rechercher et interroger tous les vieux encore vivants et ayant vécu directement ou par leurs parents la période coloniale allemande. C’est ainsi que grâce au projet « Souvenirs de l’époque allemande au Cameroun », nous avons pu enregistrer des interviews avec 120 témoins oculaires camerounais de l’époque allemande au Cameroun, donc de la naissance du Cameroun moderne, chacun dans sa langue respective, en français ou en anglais. Ainsi, nous avons pu recueillir la version et la vision des Camerounais sur la naissance du Cameroun moderne, sur leur expérience de la colonisation allemande, et surtout sur leur résistance.
2- Traduction de textes fondamentaux sur la période de la naissance du Cameroun
Parallèlement à ce projet, nous avions monté surtout avec des collègues germanistes un second projet intitulé « Traduction de textes fondamentaux de l’époque coloniale allemande ». L’intention était de permettre aux chercheurs de différentes disciplines d’avoir accès à des traductions professionnelles et fiables sur la naissance du Cameroun moderne. Ces deux expériences, malgré des résultats tangibles, se sont arrêtées en 1986, mais devraient pouvoir être reprises aujourd’hui, ne serait-ce que pour mettre à la disposition du public les informations collectées à l’époque et les traductions faites.
3- Contes et proverbes en langues camerounaises recueillis vers 1880
Ces recherches nous ont emmené à nous poser cette question : comment trouver des documents qui parlent de notre société camerounaise avant l’invasion coloniale ? Dans les archives en Allemagne, nous avons alors trouvé, collecté et ramené à la Fondation AfricAvenir International à Douala plus d’une centaine de contes, et des recueils de proverbes rédigés dans les langues camerounaises et traduits en allemand. Mais le plus important, c’est que ces contes et proverbes avaient été recueillis dans les années 1880 par les missionnaires allemands et ceci dans leurs langues originales. Ces contes parlent d’une société camerounaise dans sa spiritualité, son organisation sociale, politique et économique sans aucune influence étrangère ou coloniale.
4- Collecte de textes en langues camerounaises sur l’évolution du Cameroun
La recherche de textes écrits par les Camerounais nous a emmené aussi à trouver en France et au Cameroun et à ramener à la Fondation AfricAvenir International à Douala des textes dans les langues camerounaises, surtout en duala pour le lot actuel, rédigés par des maîtres d’écoles, des pasteurs, des secrétaires de rois dans les années 1920-1930 et traitant des questions politiques, juridiques, économiques, religieuses et culturelles. Ces textes jettent une lumière exceptionnelle sur l’organisation et la gestion de nos sociétés avant et pendant la colonisation.
5- Bibliothèque Cheikh Anta Diop
Ayant pris conscience que dans les bibliothèques universitaires du Cameroun les étudiants trouvent à peine les livres que leurs propres professeurs qui les enseignent ont écrit, et qu’ils doivent utiliser les livres d’auteurs essentiellement européens et parfois américains, j’ai décidé de créer la « Bibliothèque Cheikh Anta Diop » à la fondation à Douala. Elle a pour vocation d’acheter et de collecter les livres sur la naissance du Cameroun moderne, sur l’évolution du continent africain, sur la diaspora africaine et sur les relations internationales avec l’Afrique. Un autre aspect important est la collecte de livres écrits par des Camerounais, des Africains et des écrivains d’ascendance africaine. C’est ainsi que l’on trouve des livres en 81 langues camerounaises dans la bibliothèque, à côté des livres en langues européennes. Les livres d’autres auteurs, fussent-ils européens ou autres sont tout aussi collectés. La bibliothèque compte actuellement environ 7.000 volumes. Les chercheurs qui l’utilisent régulièrement viennent du Cameroun et d’Europe, mais la gestion de cette bibliothèque pose un problème financier non résolu, ce pourquoi elle n’est que partiellement ouverte au public.
6 – Lecture et archivage de la presse
La colonisation française ne permettait pas une multitude d’organes de presse, et ce fut un héritage dans la postcolonie. Ce n’est qu’en 1992 qu’il y a eu libéralisation de la presse au Cameroun, et AfricAvenir a commencé à mettre cette presse à la disposition du public dans une salle de lecture, et à l’archiver après lecture. Cette expérience qui continue en 2011 a souvent été interrompue ou restreinte à quelques titres seulement par manque de moyens financiers. La collecte continue donc, mais elle n’englobe plus tous les titres de la presse, et la presse africaine internationale n’est plus représentée de manière régulière dans la salle de lecture. Ces archives ont néanmoins rendu un grand service à la préparation d’une exposition sur les 50 ans de l’indépendance du Cameroun.
7- Le cinéma africain s’est avéré être un extraordinaire outil pédagogique au sein de l’université, dans les lycées et collèges, à l’école primaire et pour les différents groupes de la société. J’ai commencé à l’expérimenter à la fin des années 1990 dans mes cours à l’université Libre de Berlin, puis à l’Université de Yaoundé I, dans les villages de Bonendale près de Douala et dans les lycées et collèges de la ville de Douala. L’effet est poignant et réel, et le cinéma africain a la faculté de livrer un message qui passe et qui transforme le spectateur. Nous avons collecté plus de 120 films africains à la Fondation, ce qui est ridicule par rapport aux films produits par les Africains et les cinéastes d’ascendance africaine. Le paiement des droits de diffusion indispensables pour la survie des cinéastes pose cependant un problème à la fondation AfricAvenir à Douala qui ne dispose par de moyens financiers adéquats. Notre chance est que ces films sont très bien diffusés par les sections d’AfricAvenir International de Berlin et de Windhoek qui elles, peuvent payer les droits de diffusion.
8- La collecte de CD de la musique camerounaise est restée l’enfant pauvre de la fondation. Nous avons commencé ce projet il y a cinq ans mais il a été interrompu et nous n’avons même pas 80 titres. En 2011, nous avons repris contact avec les distributeurs de musique et nous espérons trouver une solution en 2012.
9 – L’enseignement et la recherche scientifique en master et en doctorat sur les questions de la renaissance africaine est assurée depuis le début de ma carrière universitaire en 1975, mais l’encadrement au sein de la Fondation ne date que de 1992 quand les premiers étudiants allemands sont venus faire un stage de longue durée à Douala. L’encadrement scientifique des chercheurs et l’utilisation des infrastructures de la Fondation, surtout de la bibliothèque Cheikh Anta Diop a permis la rédaction de plusieurs thèses de master et de doctorat soutenus dans les universités camerounaises, allemandes, et françaises.
10 – Pour conserver la pensée et les résultats de recherche sur les questions de l’héritage africain, de la renaissance africaine et des relations internationales équilibrées avec le continent africain, nous avons lancé dès 1985 la maison d’éditions AfricAvenir avec deux livres significatifs de Hubert Mono Ndjana, « Voyage en Corée » et de Kum’a Ndumbe III, « L’Afrique relève le défi – projet pour un partage communautaire moderne ». A cause des soubresauts politiques au Cameroun, ce travail a d’abord été interrompu après 1992, mais a repris en 2002 sous le label Editions AfricAvenir/Exchange & Dialogue. A ce jour, elle publie des livres dans les langues de la colonisation au Cameroun, soit en allemand, en français, en anglais, et dans les langues camerounaises. Les auteurs publiés jusqu’ici sont aussi bien camerounais, africains, qu’européens. Le premier livre d’une auteur canadienne sortira en octobre 2011. Tous ces auteurs de dialogue se reconnaissent dans l’engagement du destin commun de l’humanité.
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